Humus

Un mot de la réalisatrice

Depuis plus de 30 ans, j’ai fait des films dénonçant la croissance des inégalités, l’asservissement des états nationaux aux diktats de la finance mondialisée, la précarisation du travail, l’appropriation privée des biens communs, l’empoisonnement de la nature qui se prolonge jusque dans nos corps, autant de manifestations de la trajectoire autodestructrice de notre civilisation.

J’avoue ne pas avoir trouvé la recette pour changer le monde… Les inégalités et la destruction de notre maison commune n’ont fait que s’amplifier au fil des ans et je frémis en pensant au monde que nous léguerons à nos enfants.

Dans une tentative de mieux comprendre le système de valeurs qui nous a conduits à ce cul-de-sac, un nouveau projet a germé dans ma tête il y a quelques années. Une réflexion sur la notion de richesse, celle que nous prétendons créer alors que nous dilapidons le capital des générations futures… Je dois dire que l’insouciance avec laquelle nous assistons à l’épuisement des ressources et à l’effondrement de la biodiversité me sidère. Et que dire de l’appauvrissement des sols, cette mince couche dont nous dépendons pour notre survie et qui « pourrait disparaître d’ici 60 ans”, selon un haut fonctionnaire de la FAO (2014).

Reprenant mon bâton de pèlerin, je me préparais donc à faire un film dans la foulée de mes précédents pour dénoncer cette aberration qu’est l’extractivisme, ce rapport au monde qui considère la terre comme un réservoir infini de ressources marchandisables au service des humains, sans égard à la capacité de la biosphère de les renouveler.

Mais, au fil de mes lectures en 2017, je suis tombée sur un filon insoupçonné et tellement porteur d’espoir qu’il m’a captivée : l’agriculture régénératrice. Ou l’agroécologie.

J’ai aussi fait la connaissance à ce moment-là de François D’Aoust, le fermier de famille de ma complice à la recherche (Sylvie Lapointe). En rupture avec la pensée extractiviste dominante en agriculture aussi, François et sa compagne, Mélina, entretenaient avec leur sol un rapport nourricier, imitant en cela le fonctionnement même de la nature. Quelle rencontre !

Avec eux, j’ai découvert que le sol était vivant, peuplé de milliards de micro-organismes reliés entre eux dans d’hallucinants réseaux d‘interdépendances et de coopération forgés par des millénaires de coévolution. Je me suis aussi prise de passion pour l’histoire de la vie sur terre, une histoire faite de symbioses qui déboulonnent le mythe de la compétition comme moteur premier de l’évolution.

Je n’ai d’autres mots qu’émotion jubilatoire pour décrire l’effet qu’a eu sur moi cette exploration du vivant. Un nouveau récit du monde émergeait, le réenchantait. Un récit nous propulsant dans un nouveau paradigme, une nouvelle manière de voir et d’habiter le monde. De cohabiter le monde, devrais-je dire, puisqu’il s’agit désormais de prendre en compte dans nos actions les besoins de l’ensemble des espèces vivantes partageant un écosystème. Les plus humbles y jouent un rôle que nous ne comprendrons peut-être que le jour, plus ou moins lointain, où nous subirons les dommages causés par leur disparition…

Au milieu de cette réflexion, m’est revenue une phrase glanée dans mes lectures de fan d’étymologie : humus, humain et humilité ont une racine indo-européenne commune, ghyom, qui signifie terre. Oui, il nous faudra l’humilité devant la complexité des interdépendances et pour passer de l’anthropocentrisme à l’écocentrisme.

C’est donc plutôt sur ce chemin de lumière que j’ai choisi d’amener le spectateur avec Humus. Et contrairement à ma démarche habituelle où plusieurs histoires s’entrecroisent, j’ai voulu me concentrer sur ce seul couple d’agriculteurs, confiante que cette expérience humaine entrerait plus aisément en résonance avec l’expérience personnelle de chacun.

Dans mes images, j’ai aussi souhaité mettre à l’honneur les vivants non humains en macrophotographie et au microscope. Le générique de fin les mentionne d’ailleurs au même titre que les humains. Le cinéma et l’art en général auront un rôle important à jouer dans le renouvellement de nos imaginaires en ce qui a trait à la relation que nous entretenons avec le reste du vivant. J’ai le sentiment d’y participer avec ce film.

Un projet de société émancipateur

Dans les échanges avec le public après les projections, une question revient toujours : que faire maintenant ? Cinq années de recherche et de réflexion sur ce sujet m’ont convaincue d’une chose : l’agroécologie, c’est-à-dire redonner à l’agriculture sa dimension écologique, est le projet de société qui peut avoir le plus d’impact sur notre avenir collectif. Parce que manger est le geste premier, changer notre manière de produire et d’accéder à notre nourriture est un changement à la racine. Il implique des valeurs, un rapport au monde fondateur et structurant.

Ramener la vie dans nos sols dégradés pourrait rapidement amorcer une cascade d’événements régénérateurs : des sols en santé offrent non seulement de meilleurs rendements et une nourriture de meilleure qualité, ils contribuent à restaurer la biodiversité, à purifier l’eau des lacs et rivières et à renflouer les nappes phréatiques. Enfin, leur potentiel de séquestrer des milliards de tonnes de carbone en fait un outil formidable pour atténuer le réchauffement climatique.

Par ailleurs, ce nouveau rapport au monde que l’agroécologie propose comporte une exigence de justice sociale et environnementale. Cohabiter, c’est partager. Or, c’est un fait bien documenté que les inégalités sociales sont un facteur déterminant dans l’effondrement des civilisations.

Dans ce monde post-pandémie où il nous faudra rapidement prendre des décisions déterminantes pour notre avenir à tous, l’agroécologie permet d’envisager une reconnexion profonde avec la nature, l’avènement d’un monde où la bienveillance prendra le pas sur la croissance économique, d’un monde du prendre soin, de la terre et les uns des autres.

C’est en tous cas le souhait que je partage avec François et Mélina.